Africains et Acadiens en Louisiane créole

Clint Bruce (Université Sainte-Anne)

Ce projet s’inscrit dans les travaux de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et transnationales (CRÉAcT) de l’Université Sainte-Anne, dont le programme étudie l’évolution des liens transnationaux et translocaux entre les communautés de la diaspora acadienne, et plus particulièrement entre la Louisiane et l’Acadie des Maritimes, tout en s’intéressant également aux identités francophones en Louisiane. La recherche proposée permettra de mieux comprendre, dans un premier temps, les interactions résultant de deux mouvements migratoires vers la Louisiane, soit la traite esclavagiste qui est à l’origine de la culture afro-créole, d’une part, et l’arrivée de près de 3 000 réfugiés acadiens pendant le Grand Dérangement, d’autre part. D’autres phénomènes de mobilité, observés dans des périodes ultérieures, entrent également en ligne de compte afin de rendre compte de la complexité de l’évolution de la collectivité franco-louisianaise.

Contrairement aux perceptions ayant façonné les mythes collectifs de la diaspora acadienne, les premières générations de familles acadiennes en Louisiane ont pleinement intégré la hiérarchie raciale de la société créole, notamment en pratiquant l’esclavagisme. Ce projet a pour but de faire lumière sur ces dynamiques socioculturelles dans une aire spécifique, à savoir la « Côte des Acadiens », région sucrière sur le Mississippi, depuis l’époque coloniale jusqu’à la guerre de Sécession (1861-65) et la Reconstruction (1863-77). En moins d’une génération après leur établissement, 62 % des ménages acadiens de cette communauté tenaient en esclavage des personnes d’origine africaine (selon un recensement effectué en 1779).

Tout en cernant les transferts culturels dans le creuset créolisant de l’univers esclavagiste, nous nous intéressons aux expériences des personnes en esclavage, chez qui se développe une culture de la résistance. Alors que cette recherche s’appuie sur les travaux pionniers de chercheurs comme Carl Brasseaux, Gwendolyn Midlo Hall, Daniel Usner et d’autres, son originalité réside dans l’emploi de l’approche microhistorique, optique dans laquelle l’examen d’une trajectoire individuelle ou d’un groupe restreint sert à saisir « des questions plus larges touchant à la société dans son ensemble » (Lepore, 2001).

Ce projet de la CRÉAcT comprend deux volets :

Volet 1 – By Any Means Necessary: Africans, Acadians, and the 1858 killing of Constant Melançon, Acadian planter of Louisiana, by Toussaint, His Slave and Childhood Friend

Cette monographie en langue anglaise examine l’histoire des contacts entre Acadiens louisianais et Noirs tenus en esclavage aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, à la lumière d’un incident survenu en 1858 : la mort d’un planteur de sucre, Constant Melançon, aux mains de Toussaint, son esclave et camarade d’enfance. Descendant d’Acadiens déportés devenus planteurs de sucre en Louisiane, Constant Melançon, né en 1824, était l’associé principal de la plantation C. P. Melançon, aux côtés de quatre de ses frères. Toussaint, lui, faisant partie d’une trentaine d’ouvriers captifs chez les Melançon à la veille de la guerre de Sécession. Nos recherches préliminaires ont permis de repérer plus d’une soixantaine d’individus tenus en esclavage, répartis entre plusieurs groupes familiaux, pour qui des fiches biographiques seront constituées afin d’intégrer le mieux possible leurs expériences dans l’étude. Par ailleurs, nous situons le sens du geste de résistance de Toussaint dans le contexte de la controverse nationale sur l’esclavage dans les années 1850.

Plusieurs courants migratoires entrent en jeu : l’établissement des colons français en Acadie, le Grand Dérangement et l’arrivée des familles acadiennes en Louisiane, la traite esclavagiste transatlantique et circum-caribéenne ainsi que le marché intérieur de l’esclavage aux États-Unis. Des formes de mobilité individuelle sont également considérées, dont les séjours d’études des frères Melançon à l’extérieur de la Louisiane (Ohio, Maryland), les déménagements de ces derniers à l’intérieur de la Louisiane, pour des motifs économiques, et, parmi les pratiques de résistance des personnes en esclavage, la fuite pour trouver la liberté.

Volet 2 – L’expérience acadienne au temps de l’esclavage : Désirée Martin et les siens en Louisiane créole

Ce volet propose une exploration de l’histoire des femmes en Louisiane francophone, à travers la vie et la famille de Désirée Martin (1830-77). Arrière-petite-fille d’Acadiens déportés et religieuse défroquée de la Société du Sacré-Cœur, elle est l’auteure des Veillées d’une sœur, ou le destin d’un brin de mousse (1877). Peu étudié, son récit autobiographique constitue pourtant l’un des rares témoignages écrits d’une Louisianaise d’origine acadienne – et fière de l’être – de cette époque. Notamment, elle raconte les souvenirs du périple de son arrière-grand-mère, victime de la déportation de 1755 qui a refait sa vie en Louisiane. Nos recherches confrontent ces traces de la mémoire familiale, telles que relayées par Martin, aux sources documentaires qui permettent de contextualiser sa version du passé de sa communauté. De plus, Martin évoque, avec regret, l’esclavagisme pratiqué par sa propre famille, en accordant une importance particulière à la femme qui fut sa nourrice, Manon. De là le pari d’une histoire véritablement intégrée de la Louisiane francophone, et surtout celle des femmes, noires et blanches, dont les voix s’entrechoquent et les vies s’enchevêtrent dans les champs et derrière les murs des couvents.

Un second aspect de ce volet concerne la mobilité des Louisianaises d’origine acadienne au sein de la Société du Sacré-Cœur-de-Jésus, congrégation française qui s’est implantée en Amérique à partir de 1818.