Évolution de la prononciation du français depuis les débuts du peuplement français : linguistique et démographie historique

Marie-Hélène Côté (Université de Lausanne)

Cette étude s’intéresse à l’évolution de la prononciation depuis les débuts de la colonie laurentienne à travers une approche multidisciplinaire et se situe à l’intersection de la linguistique et de la démographie historique. Au Canada français, la tenue rigoureuse des registres d’état civil ou religieux depuis les débuts de la colonisation permet de reconstituer les mouvements de population à l’échelle individuelle. Ces registres fournissent aussi des indications d’une richesse inégalée sur la prononciation du français, grâce surtout à l’étude systématique de l’orthographe des noms de famille. Celle-ci est en effet beaucoup moins stable que celle du vocabulaire commun et plusieurs variations orthographiques révèlent des variations de prononciation qui peuvent être suivies dans le temps et l’espace. Le nombre de documents (des millions d’actes) et leur couverture temporelle et géographique systématique sur plusieurs siècles permettent ainsi de modéliser, de façon exceptionnelle, l’évolution de différents traits de prononciation à travers le territoire et les générations.

Avant la stabilisation des formes orthographiques des noms de famille, qu’on peut situer dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la grande fréquence et variabilité des noms dans les documents officiels offre donc une fenêtre unique sur l’histoire de la prononciation. La mise en parallèle de données démographiques et linguistiques anciennes est porteuse d’avancées spectaculaires des connaissances sur les origines et l’évolution du français au Canada, au-delà de mécanismes de changement phonétique, en permettant de documenter à une échelle micro-historique la distribution géographique et temporelle de nombreux traits de prononciation. L’exploitation des registres démographiques ouvrira de nouvelles voies à une interdisciplinarité jusqu’ici peu pratiquée entre linguistique et démographie historique. Ces recherches linguistiques permettront en retour de bonifier les bases de données démographiques elles-mêmes, grâce à une meilleure interprétation des variations orthographiques observées.

Cette étude s’inscrit essentiellement dans la période avant la Confédération. À terme, l’évolution de certains traits de prononciation identifiés dans les actes pourra être poursuivie vers l’époque contemporaine par l’étude des documents sonores disponibles à partir du milieu du XXe  siècle, notamment grâce aux enregistrements de l’ALEC (Atlas linguistique de l’Est du Canada, 1971), jamais encore exploités, et au corpus Phonologie du français contemporain (PFC, 2010-2019).

Dans sa dimension temporelle, ce projet œuvre à la fois à l’échelle intergénérationnelle, par l’exploration de l’évolution des formes orthographiques d’une génération à l’autre, et par décennies, en comparant la fréquence relative de certaines formes.

Dans sa dimension spatiale, cette recherche  œuvre  à la fois à l’échelle provinciale et à l’échelle régionale, par l’étude des dynamiques dans la diffusion des formes, certaines régions pouvant jouer un rôle précurseur dans l’établissement de nouvelles formes, d’autres se révélant comme des foyers de résistance. À l’intersection des échelles temporelles et spatiales, c’est essentiellement la circulation des formes linguistiques (formes orthographiques et formes sonores révélées par la graphie) qui est en jeu.