Les artisans du cuir et leurs réseaux : contacts linguistiques et mobilité sociale et géographique à Montréal (1760-1861), volets historique et linguistique

Joanne Burgess (Université du Québec à Montréal), France Martineau (Université d’Ottawa) et Wim Remysen (Université de Sherbrooke)

Joanne Burgess, France Martineau et Wim Remysen proposent d’étudier à une échelle de micro-analyse des trajectoires individuelles et familiales sur plusieurs décennies, de façon à comprendre la mobilité sociale, économique et géographique d’un groupe d’artisans, les effets des contacts linguistiques sur le tissu sociolinguistique de Montréal et l’émergence d’une identité linguistique montréalaise dans le paysage québécois entre 1780 et 1861.

À partir d’un ensemble de données réunies par J. Burgess pour sa thèse sur les artisans du cuir à Montréal (« Work, Family and Community: Montreal Leather Craftsmen, 1790-1831 », UQAM (histoire), 1987), l’équipe propose d’examiner la mobilité de ce groupe social, mais aussi des individus qui lui sont liés par des relations matrimoniales, commerciales ou de voisinage.

L’étude se divise en deux grandes filières de mobilité géographique. D’abord, la filière migratoire, des campagnes vers Montréal. Cette section s’intéresse à la provenance des apprentis : s’intègrent-ils au milieu professionnel montréalais ou quittent-ils la ville? Et à la migration d’artisans adultes vers Montréal sans y avoir été apprentis. Dans une seconde section, on s’intéresse à la situation à l’intérieur de Montréal : les relations qui s’établissent dans le milieu, la mobilité sociale et la géographie, où s’approvisionnent-ils et où annoncent-ils?

Du point de vue historique, il s’agit de contribuer à une meilleure connaissance du monde artisanal montréalais et de ses transformations au début de l’industrialisation en examinant les dynamiques migratoires qui alimentent la forte croissance que la ville et les métiers du cuir connaissent alors. La recherche proposée repose sur une réactualisation et un enrichissement d’un important corpus de données, constitué il y a déjà quelques décennies, pour répondre à de nouvelles questions sur les mouvements et les processus migratoires.

Du point de vue linguistique, il s’agit de pouvoir reconstituer la mobilité géographique et sociale et les contacts qu’ont pu avoir entre eux des individus de diverses origines, de façon à émettre des hypothèses sur la formation du français montréalais (et faire le pont avec les recherches sur cette période et celles qui ont suivi).

Cette période a été peu étudiée dans l’histoire du français québécois, alors qu’il est fort probable que c’est durant ces décennies que se sont formées les caractéristiques du français montréalais, notamment en raison 1) de la rupture partielle avec la France, surtout dans la première moitié du XIXe  siècle, le départ de nombreux Français de l’ex-colonie lors de la Conquête et l’immigration restreinte de Français à partir de ce moment. 2) du contact plus étroit avec l’anglais, à travers les échanges en milieu de travail, l’affichage, les alliances matrimoniales de couples exogames 3) des mouvements de population des campagnes vers la ville, qui modifient le tissu social et linguistique de Montréal. Tous ces changements feront en sorte que l’élite canadienne-française commencera à se positionner sur la langue, à travers des chroniques dans la presse, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.

Nous faisons l’hypothèse que les classes aisées de Montréal, avec l’émergence d’une bourgeoisie canadienne-française, tentent de se positionner par rapport au français populaire en raison de deux grands changements qui se produisent durant la première moitié du XIXe siècle. D’une part, en France, la bourgeoisie développe de nouvelles façons de parler, à la suite de la Révolution française, qui lui permettent de prendre des distances face à la langue de la noblesse, mais aussi d’accroître l’écart avec les classes modestes et semi-modestes (celles des artisans ou de la petite bourgeoisie provinciale). La bourgeoisie canadienne-française, d’abord partiellement coupée de la France, reprend contact avec l’ancienne mère patrie et tente d’intégrer ces nouvelles formes et tournures, qui entrent en compétition avec les traits plus conservateurs de l’Ancien Régime qui caractérisent encore la langue populaire. D’autre part, la bourgeoisie canadienne-française, comme celle de France et notamment de Paris, réagit à l’arrivée de nombreux ruraux dans la métropole et cherche à s’en distinguer. En d’autres mots, il est impossible de comprendre les discours sur la langue et les changements qui s’opèrent au niveau de la bourgeoisie sans comprendre à quoi cette bourgeoisie réagit et comment Montréal devient le point d’attraction socio-économique et culturel de celle-ci.

Cette langue montréalaise est d’abord celle de groupes ruraux qui migrent vers la ville. L’étude du groupe des artisans permettra de comprendre comment à travers les alliances matrimoniales et la mobilité sociale, des traits linguistiques sont nivelés ou, au contraire, deviennent saillants.

De façon notable, les premières grandes enquêtes dialectologiques ont souvent évité Montréal comme terrain d’enquête et se sont limitées aux régions (à l’exception de la Société du parler français au Canada). Ou elles se sont intéressées à une région. Est-il dès lors possible de lier les résultats de ces enquêtes de début du XXe siècle avec les commentaires des chroniqueurs sur la langue québécoise/ les mouvements de populations? Plus encore, est-il possible de nuancer le portrait très homogène de la population canadienne-française en montrant que la ville est un lieu de contact entre divers groupes linguistiques ?