L’évolution des réseaux, des quartiers et des migrations à travers deux générations. Populations canadiennes-françaises et franco-américaines, 1895-1950

Chris Minns (London School of Econcomics and Political Science)

Au début du 20e siècle, les personnes d’origine canadienne-française constituent une des plus importantes communautés immigrantes aux États-Unis. Estimées à près de 750 500 en 1930, elles s’établissent avant tout dans les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Les communautés franco-américaines y demeurent un élément majeur du paysage urbain au moins jusqu’en 1950. Les expériences sociales et économiques de cette population ont retenu l’attention des spécialistes, tant au Canada qu’aux États-Unis. En raison de son faible taux d’alphabétisation, des barrières linguistiques et de sa tendance à créer des enclaves ethniques, on doutait même de sa capacité à s’intégrer à la société américaine. Le sort économique de la première génération dépendait en grande partie d’un processus d’autosélection. D’une part, il se peut que seule la crème de la crème de la population québécoise soit partie pour les États-Unis. D’autre part, il se peut que les faibles coûts associés à l’émigration et la présence de réseaux familiaux et ethniques dans les communautés d’accueil (et la facilité avec laquelle on pouvait retourner au Canada) aient surtout attiré des personnes relativement peu qualifiées et encore moins susceptibles de s’adapter à la vie aux États-Unis. Pour la deuxième génération (c’est-à-dire la première génération née aux États-Unis), le type de communauté franco-américaine dans laquelle une personne atteignait l’âge adulte s’avère le facteur déterminant. Les recherches récentes de Mackinnon et Parent montrent que l’intégration de la population migrante canadienne-française à la société américaine a été lente. Ainsi, jusqu’à l’après-guerre, le rendement scolaire de la deuxième génération est bien inférieur à celui des enfants de parents nés aux États-Unis et à celui des autres cohortes issues de l’immigration. La prédominance des écoles paroissiales dans les régions de la Nouvelle-Angleterre à forte population franco-américaine semble étroitement liée au faible niveau de scolarité.

Le processus d’autosélection joue-t-il un rôle déterminant dans l’évolution des caractéristiques de la population migrante canadienne-française ? Même si le portrait général est bien connu, il reste à voir si les réseaux transfrontaliers ont influencé la sélection à la migration (il s’agit d’un facteur important dans le cas d’autres flux migratoires internationaux). Quant à la deuxième génération, les données disponibles sur le rendement scolaire et la conscription semblent indiquer que la population franco-américaine se déplace peu en fonction des possibilités économiques, que ce soit avant ou après 1950. Cependant, il y a un manque de preuves directes ou irréfutables.

Dans un premier temps, nous proposons de tirer un échantillon des passages enregistrés au poste frontalier américain de Saint Albans, au Vermont, entre 1895 et 1925. Ces données permettront d’évaluer la sélection à la migration parmi la population migrante canadienne-française. En indiquant la profession et la taille des personnes migrantes, cette source permettra d’établir des comparaisons avec les profils professionnels des personnes n’ayant pas quitté le Canada et avec les données physiques disponibles dans d’autres bases de données sur la population canadienne-française afin de mieux connaître la provenance des personnes ayant émigré aux États-Unis. De plus, les registres des postes frontaliers indiquent généralement la destination prévue et les coordonnées d’une personne connue à cet endroit. Ainsi, nous serons en mesure de déterminer si une personne migrante possédait un réseau au moment de traverser la frontière. En effet, des études portant sur d’autres flux migratoires et sur différentes époques montrent que le potentiel économique des personnes ayant un réseau est fort supérieur à celui des personnes qui n’en ont pas. Cette partie du projet contribuera de façon importante à l’histoire économique du Canada en jetant un éclairage nouveau sur la sélection à la migration (par rapport à la stature physique et économique) et en offrant un premier regard sur l’influence des réseaux sur le processus de sélection.

Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à la mobilité au sein de la deuxième génération, c’est-à-dire les personnes nées aux États-Unis de parents francophones ayant migré du Canada. Traditionnellement, le récit historique décrit cette génération comme étant coincée dans les « Petits Canadas » jusqu’à ce qu’on impose la conscription lors de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, on laisse entendre que les lieux d’implantation choisis par la première génération empêchent l’épanouissement de la deuxième. Il est clair que les écoles paroissiales prédominent dans les communautés franco-américaines et on a fait valoir que cette situation diminue à la fois l’offre et la qualité de l’éducation dans ces communautés. Or, des études en sciences sociales ont avancé quantité d’autres raisons pour lesquelles le fait de grandir dans une enclave ethnique pourrait empêcher les enfants issus de l’immigration de s’intégrer au pays d’accueil. Cet enclavement pourrait également influencer la capacité d’améliorer sa situation financière à l’intérieur comme à l’extérieur de l’enclave. Au-delà du caractère ethnique du milieu, d’autres caractéristiques économiques de la population franco-américaine pourraient également freiner l’épanouissement de la deuxième génération. Alors que la population migrante québécoise pouvait facilement trouver des emplois dans les petites villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre à la fin du 19e siècle et au tout début du 20e, ces destinations sont bientôt délaissées au profit de grandes zones urbaines ou d’autres petites villes situées ailleurs aux États-Unis. On pourrait donc présumer que, vers 1920, la génération émergente franco-américaine commence à se déplacer en fonction de cette dynamique. Pourtant, une vaste littérature sur l’économie de la migration montre que les pièges de la pauvreté jouent souvent un rôle important dans ce type de communauté. Non seulement un manque de capital peut limiter fortement la capacité de migrer, mais la population migrante de deuxième génération jouit souvent d’un capital humain plus faible ou moins mobile. De plus, la discrimination à l’égard du groupe ethnique, souvent présenté sous un jour défavorable, pouvait limiter sa possibilité de sortir de l’enclave.